LE TEMPS DE LA COULEUR AVEC MARCEL PROUST

du 4 juin au 9 juillet 2023

Si Marcel Proust fait vibrer nos sens avec les mots, Anne Emery le fait avec les couleurs. En l’occurrence, celles de Proust.

Avec patience, elle a minutieusement exploré le champ lexical de la couleur et de la lumière dispersé dans les 7 tomes de la Recherche du Temps Perdu, pour en extraire des tables de correspondances constituant une véritable grammaire de la couleur. Quelle jubilation de voir l’œuvre littéraire d’un des plus grands critiques et admirateurs de la peinture, soudain interprétée avec justesse en la peinture elle-même. Le vertige vous prend devant cette mise en abîme du temps de la couleur et de la couleur du temps : rouge, « les fragments intermittents et opposites de mon beau matin écarlate » ; jaune, « la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune » ; vert « la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre » ; bleu «des poires d’un outremer céleste » ; blanc « l’écume blanchissante d’une fleur ensoleillée et mousseuse » ; noir « petit diable noir aux cheveux de geai ».

Chaque couleur est un temps. Un temps qui se conjugue en instant, en seconde, en éternité. Chaque couleur est une vibration. Une vibration qui s’harmonise en ton, en pause, en silence. Anne Emery pénètre l’œuvre de Proust avec son regard de peintre coloriste et révèle la tonalité propre à chacun des livres. « Du côté de chez Swann » est dominé par les ors, « A l’ombre des jeunes fille en fleur » associe les camaïeux pastels, « Le côté de Guermantes » est noblement représenté par les gris, « Sodome et Gomorrhe » baigne dans les rouges et les blancs…

Après cette vue d’ensemble, elle nous conduit vers un lieu hautement symbolique de la vie de Proust : la chambre. Dans celle d’« Albertine », le rose domine. Un dahlia échevelé et une rose magnifiquement éclose jaillissent d’un feuillage caeruleum, indigo et pétrole. « Le temps retrouvé » dispose de deux chambres – l’une blanche, l’autre bleue – tout comme « La prisonnière » qui s’échappe de la violette et s’enferme dans la grise.

Erigée par l’artiste en Bible laïque de la création, La Recherche du Temps Perdu lui inspire aussi tout un ensemble de retables. Habituellement situés à l’arrière des autels, ils sont ici placés en retrait de l’œuvre, et mettent en scène des femmes, habillées dans la couleur dominante du tableau, entourées d’objets, de végétaux, d’émojis, de lignes et d’aplats décoratifs, pour créer un monde harmonieux trouvant son équilibre dans la diversité des éléments. On éprouve une grande sérénité en les regardant, sans parvenir à comprendre pourquoi cette petite sauterelle brune s’accorde si bien avec ce ruban bleu !

Que de subtilité, que de raffinement, que de mystère, distillé dans les séries proustiennes d’Anne Emery. Sa plongée profonde dans la Recherche du Temps Perdu est une pure merveille, un ravissement complet. Les amoureux de Marcel Proust, comme ses détracteurs, se réconcilieront très vite autour de cette peinture vivante, foisonnante, et lumineuse.

Frédérique Paumier-Moch
Mai 2023


Fragment 1 (x4) du parterre 1 – 2015/2023
Technique mixte sur papier – 75 x 75 cm
(Du côté de chez Swann)

Aussi démesurée qu’enchanteresse, la peinture écrite d’Anne Emery invite à lire la couleur.
Née en 1958, l’artiste navigue entre la Suisse et la France et participe à des expositions dans toute l’Europe. Elle est titulaire du DNSEP des Arts Décoratifs de Paris et du DNSEP des Arts Appliqués et des Métiers d’Art de Paris.

 

 

 

 


La chambre du rose
Technique mixte sur bois – 2 fois 24×35 cm – 2022
Tome 6 (Albertine disparue)

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